Saïd et M. Lefeuvre avait convenu d'un
rendez-vous, vers 9h30, dans la cours du Collège. M. Lefeuvre allait me
remettre mon accréditation, comme ça j'allais profiter de la première journée
du festival. Les projections avaient commencé il y a une semaine déjà, mais
seuls les vrais de vrais professionnels et les tenants de salle de cinéma y
avaient accès. Pour ceux-là, le marathon avait déjà commencé.
Monsieur Lefeuvre s'est présenté comme prévu,
avec mon accréditation, et puis un super sac à bandoulière, avec la revue des
films en compétition dedans, et l'horaire de la journée. Saïd avait un dernier
truc à régler pour son émission, alors j'ai fait connaissance avec Monsieur
Lefeuvre ; un gentil monsieur, je dirais milieu, ou plutôt fin soixantaine, qui
porte une moustache parfaitement grise, dont la longueur lui donne un panache
naturel. J'avais une question à lui poser, une question qui me chicotait depuis
un moment déjà : « Je me demande s'il y a une quelconque filiation entre les
Productions J d'Europe et celles du Québec ». Non. Et si mon souvenir est bon,
cela fait une vingtaine d'années que M. Lefeuvre parcourt les festivals de
cinéma, comme producteur, et puis son équipe s'est agrandie, et les Productions
J proposent depuis quelques années des stages à de jeunes cinéastes, voire à
tous ceux qui veulent bien expérimenter certains des plus grands festivals de
cinéma ; Venise, Cannes, Marrakech. Ensuite, je me suis fait demander ce que
j'avais prévu faire à Cannes. Bonne question. Je lui ai répondu : Voir le plus
possible de films, et faire de belles rencontres, mais je ne m'attends à rien.
J'ai oublié de lui dire que j'avais apporté quelques copies d'un court
scénario, et quelques copies de mes expériences cinématographiques. On m'avait
demandé d'apporter du matériel à présenter, ce que j'avais fait, mais, bon,
disons que ce n'était pas un réflexe pour moi d'en parler. Puis, j'ai jeté un
coup d'œil à la revue de films, et Saïd nous a rejoints.
Nous avons marché jusqu'au centre-ville, avec à
l'épaule chacun notre sac cannois. Monsieur Lefeuvre allait rejoindre son
équipe, qui lui préparait chaque jour un itinéraire. Saïd et moi avions choisi
d'aller voir Moonrise Kingdom, qui était
présenté dans la salle du 60e, dans le cadre des projections
du lendemain. Alors nous avons vu, un jour
plus tard, mais comme le grand monde, Moonrise Kingdom. Il a fallu attendre une bonne heure avant de
rentrer, au gros soleil, avec vue sur la mer, et sur le port. C'était pas si
mal. Et Saïd m'a montré où se trouvait le chapiteau du cinéma québécois, et où
chaque pays, ou nation dans ce cas, avait son propre chapiteau. « Tu pourras y
découvrir sommairement le cinéma de chacun de ces pays, et avoir plus
d'informations sur leurs films présentés à Cannes. Aussi, c'est un bon point de
rassemblement pour les gens de même pays, de même nation ». Avec un peu de
chance, Saïd et moi avons franchi les portes parmi les derniers, et avons pu
fouler le tapis rouge de la salle du 60e. D'abord nous avons trouvé
deux places ; première rangée, complètement à droite. Saïd m'a dit de faire le
tour des lieux, et de lui faire signe si je trouvais mieux. Beaucoup de gens
avaient réservé une place pour quelqu'un, et tous les autres sièges étaient
occupés. Un moment j'ai eu peur de devoir quitter la salle, bredouille. Puis,
lorsque les portiers ont compté 300 entrées, les gens devaient libérer les
places qu'ils réservaient. Et c'est donc depuis une place de choix que j'ai
regardé le film de Wes Anderson. Saïd m'a fait un signe de la main. « Est-ce
qu'il y a une autre place ? ». Je l'ai regardé, en levant les sourcils, et en
faisant un signe négatif de la tête. Dommage ! Et les lumières s'éteignent. Le
projecteur éclaire la toile. Nous voyons de grandes marches rouges, d'un rouge
éclatant, qui déferlent devant nous. Le tout accompagné d'une musique légère,
les violons rappelant quelque peu les films d'horreur des années 80. Nous
suivons la progression des marches, jusqu'à ce qu'elles traversent le niveau de
la mer, et que nous voyions la dernière marche, laquelle atteint les étoiles,
puis laisse sa place au logo officiel du festival. C'était la petite vidéo qui
allait précéder chacun des films en compétition.
Une des premières scènes de Moonrise Kingdom est parfaitement représentative du reste du film ;
par son humour et son esthétisme léché. Il s'agit d'un plan-séquence présentant
Edward Norton faisant la ronde de son campement, en tant que chef de la troupe
Kaki. Tous les matins se passent de même façon, tous les jeunes sont à leur
poste, certains font du feu, d'autres préparent une cabane, tout se passe bien,
jusqu'à ce que Ward s'assoie, prenne son café et son journal, et que tous les
scouts le rejoignent à table. Ils remarquent alors qu'il manque un scout ; le
campeur le moins aimé de la bande, mais le plus débrouillard. Le scout en
question s'appelle Sam, et avait prévu avec son amie Suzy de s'enfuir, afin de
vivre ensemble dans la forêt, tout en suivant le chemin qu'avaient emprunté les
amérindiens lorsqu'ils migrèrent vers le nord, ou quelque chose comme ça. Bref,
après avoir semé la panique dans les camps, et chez les parents de Suzy (Sam
est orphelin), nous voyons les deux jeunes amoureux vivre en ne manquant de
rien. Sam trouve même le moyen de percer les oreilles de sa petite amie, et
d'embellir ses blessures de minis scarabées en guise de boucles d'oreille. Après
de longues recherches, arrive ce qui devait arriver ; les scouts Kaki
parviennent à retrouver Sam et Suzy. Et, même si Suzy poignarde un jeune avec
des ciseaux (il y a une quasi mutinerie à un moment, avec des arcs à flèche,
des tomahawks, et tout et tout), les deux amoureux sont rapatriés, et le film
prend des tournures intéressantes. Je dirais que c'est une comédie qui peut
plaire à tous ceux qui aiment les bonbons (c'est une comédie-bonbon).
Ensuite nous sommes allés voir The Student, dans la salle Debussy. Puisque nous sommes arrivés
en avance, mais pas tant, nous avons eu de bonnes places, mais au balcon.
Bienheureux d'être au balcon, je pouvais considérer la grandeur de la salle,
qui est tout simplement magnifique. Mes attentes face à ce film, inspiré de Crime
et Châtiment, étaient peut-être trop
grandes, puisque ce fut là ma plus grande et ma seule déception. Il est
ingénieux d'avoir transposé les événements qui se passaient en Russie au 19e
siècle, au Kazakhstan en 2012, mais le film, en 90 minutes, ne pouvait ni
traduire l'angoisse, ni la folie, ni les rencontres fondamentales du récit de
600 pages de Dostoïevski. J'ai bien aimé les clins d'œil faits à l'égard de
l'œuvre maîtresse, qui me rappelaient une lecture fascinante, mais sans plus.
Pourtant, beaucoup en ont parlé en bien. Dommage pour moi !
Après le film, Saïd m'a fait faire un tour du
palais des festivals, en commençant par le stand de café expresso. Je ne me rappelle plus de la marque. Il s'agit des
expressos un peu jet set, avec
les petits cups en plastique. En
tout cas, on nous offrait là l'expresso gratuitement, et tous les jours (!). Au
sous-sol, le Marché du film, des
centaines de stands, une
trentaine d'allées, dont une qui mène au Short Film Corner. C'est aussi au sous-sol qu'il y a des toilettes
(c'est toujours bon à savoir). Au rez-de-chaussée, il n'y a pas grand chose,
exceptée l'entrée des artistes, que l'on peut prendre comme sortie, pour aller
à la salle du soixantième, comme on a fait ce matin-là. Au premier étage, le stand
d'expresso, le comptoir où les gens
retirent leurs invitations, puis le
deuxième étage, là où il y a la salle de conférence de presse. La salle
était vide, alors nous avons pu y entrer, même qu'on a pris quelques photos,
confortablement assis, derrière ce même comptoir où nos innombrables idoles
avaient répondu à d'innombrables questions. Puis, pour conclure, sans les
emprunter cette fois, Saïd me montrait les escaliers menant aux salles Buñuel,
et Bazin.
Saïd avait rendez-vous avec quelqu'un, pour une
entrevue. J'en ai profité pour aller faire un tour sous le chapiteau québécois.
Les chapiteaux étaient alignés en bord de plage, et ce jour-là il faisait particulièrement
beau. On m'a offert du café, j'ai préféré prendre un verre d'eau. Puis, après
le petit rafraîchissement, regardant qui se trouvait sous le chapiteau, j'ai
reconnu le symbole qui par sa forme et sa couleur me rattache au Québec. À
une table, sur la terrasse, se trouvaient trois jeunes, un peu plus vieux que
moi je crois, qui portaient le carré rouge, et discutaient avec deux personnes
de la SODEC. Je crois que c'est Keven qui m'a invité à m'asseoir. Il s'était
occupé de la sono pour un court métrage, Valse, réalisé par ses deux amis qui recevaient avec lui quelques conseils
avant de présenter leur film au Short Film Corner. Après avoir échangé quelques mots avec Keven, et
quelques salutations avec les autres, ne voulant pas les déranger, je leur ai
souhaité une belle journée, en leur disant que j'allais revenir. Finalement,
durant le festival, j'allais croiser le trio de Mile-Endais un peu partout.
Puis, comme j'avais tous mes repas inclus au
Collège, mais que l'heure des repas était fixe, j'ai eu le choix entre un film
et un souper gratuit. Je me suis donc rendu au Collège, je crois qu'on y
servait du poulet en bonne quantité. J'ai mangé seul, en me disant que je ne
devais pas tarder si je voulais arriver assez tôt pour le film de 21 heures.
J'avais choisi un film hors compétition, présenté dans le cadre de La
semaine de la critique, soit Los
Salvajes, un film argentin qui concourrait
pour la caméra d'or, remise au
meilleur premier film. Dans la file d'attente, j'ai rencontré une jeune française,
qui était là puisqu'elle a une salle de cinéma indépendante, en région.
Finalement, ça se passe chez elle un peu comme partout en région ; elle n'a pas
vraiment le choix de présenter des blockbusters, mais tout de même elle se permet de présenter quelques
coups de cœurs. De toute façon, les films à petit budget, le plus souvent ne
demandent pas un cachet minimum, mais plutôt une part sur le prix des billets,
alors s'il n'y a que les cinéphiles les plus avertis qui se présentent, elle
perd un écran qui aurait pu être plus utile, certes, mais pas d'argent. Elle
avait déjà vu quelques films, ce soir-là, elle en était à son quatrième, et
elle semblait en pleine forme, jasante, souriante ; allumée par la passion du
cinéma. Elle m'a parlé d'un festival à La Rochelle, un festival de cinéma sans
compétition, où tous les gens font la même queue, au contraire du festival de
Cannes, où tous les films, même les moins prisés, ont au minimum trois types
d'entrées ; les Very Important Persons, les médias, et les professionnels.
Cette fois j'étais dans la file où se mêlent tous les types de professionnels,
mais aussi tous ceux qui ont une accréditation de cinéphile. Dans la hiérarchie
des accréditations, l'accréditation de cinéphile est tout au bas de l'échelle.
C'est un badge gris qui ne donne accès pratiquement qu'aux films de la Quinzaine
et de La semaine de la critique. Techniquement, ils pourraient entrer partout, mais
ceux qui portent le badge gris sont les derniers à entrer, alors ils font la
file le plus souvent pour rien ; il n'y a jamais trop de places. C'est une dame
qui nous a abordés, lorsque nous parlions des films que nous avions vus, qui me
l'a appris. Cette dame, qui habite à Cannes, prend le badge de cinéphile chaque
année, et voit quelques films, sans plus. Elle aime se promener en ville
simplement, avec des amies, prendre un verre, profiter du moment. Plus jeune,
elle tentait de se faire inviter au théâtre Louis-Lumière, et voir des films en
compétition. Elle s'habillait chic et demandait à ceux qui sortaient du palais
des festivals s'ils n'avaient pas une invitation en trop. Elle se mêlait à ceux
qui, aujourd'hui comme hier, chaque jour, et toute la journée, quêtent, ou
attendent avec un carton, une invitation. Ceux-là s'adressent à tous ceux qui
portent un badge ; on ne sait jamais qui a une ou des invitations. Et ça
marche. Beaucoup ont des invitations en trop, ou encore ne peuvent pas se
rendre au théâtre Louis-Lumière ce jour-là, alors ils doivent, nécessairement,
remettre leur invitation au comptoir où ils ont reçu leur invitation, ou encore
en faire cadeau. On dit qu'ils perdent des points si jamais leur invitation n'est pas utilisée. Il y a
les invitations bleues, qui permettent à n'importe quel détenteur de monter les
célèbres marches, et de voir le film en compétition. Puis, il y a les
invitations jaunes, sur lesquelles le nom de l'invité est inscrit, et qui
doivent être utilisées par une personne qui a un badge de professionnel, ou
encore par une personne qui est avec un professionnel. Monsieur Lefeuvre
m'avait parlé de cette façon d'entrer au théâtre Louis-Lumière. Puisque c'est
le seul endroit où on me refuse techniquement l'accès. Cette dame me confirmait
donc la possibilité de cette seule solution, et pour moi d'autant plus possible
puisque j'avais un badge orange et noir. L'heure d'attente derrière nous, la
file se dirigeait alors vers la salle de cinéma. Nous nous sommes perdus de vue
un moment, puis une fois dans la salle je les ai revues, quelques rangées
derrière moi. Après une trentaine de minutes seulement, je remarquais qu'elles
avaient quitté la salle Miramar.
Je ne sais pas si c'est la jeunesse du réalisateur, Alejandro Fadel, qui a permis au film d'aller dans cette direction, ou si c'est une influence de réalisateurs comme Alejandro Jodorowsky, mais le film était, disons, pour certains, difficile à regarder. L'ambiance sonore était pour le moins agressante, et les images étaient d'une violence plus que sauvage. Meurtres, animaux décapités, faisaient partie du quotidien de la bande de jeunes qui se sauvaient d'une prison, afin de regagner la maison des deux frères. Je dirais que plus d'une vingtaine de personnes ont quitté la salle, ce qui est tout de même fréquent à Cannes. Bref, au-delà des images bouleversantes, je dirais qu'il y a dans ce film ce qui manquait au film de Darezhan Omirbayev, celui qui a fait The Student, soit de permettre aux spectateurs de philosopher, sur les pulsions animalières, sinon bestiales, et cela tout en évitant de ne nous laisser de sang-froid.
De retour au Collège, j'ai pris quelques photos
de la bâtisse, qui se cadre plutôt difficilement en une seule prise. Puis je me
suis rendu à ma chambre. Saïd était devant son écran d'ordinateur, n'ayant pas
encore terminé le montage de son émission. Cette nuit-là non plus il n'a pas
beaucoup dormi.
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